Paroles d'experts : état des lieux des mobilités rurales
Table ronde - Forum des solutions sur les mobilités rurales (2 juin 2025)
Le 2 juin 2025, à Dijon, le Forum des solutions sur les mobilités rurales a réuni Monique Poulot, géographe professeure émérite à l’université Paris Nanterre et présidente du conseil scientifique France Ruralités, Isabelle Hanifi, socio-anthropologue et gérante d’Ethnodata, Barbara Christian, directrice de projets en connaissance de la mobilité au Cerema, et Daphné Chamard, responsable transition écologique juste au Secours Catholique, afin de dresser un état des lieux de la mobilité rurale.
Comment définir les mobilités rurales ?
Monique Poulot définit les ruralités à travers plusieurs caractéristiques propres : une faible densité, une dispersion de l’habitat et des services, notamment l’accès aux soins. Contrairement à la ville, où les services sont souvent concentrés, l’organisation spatiale des territoires ruraux implique un mode de vie éclaté.
Cette dispersion se traduit aussi par une progressive désertification de ces espaces : 62% des communes françaises n’ont plus aucun commerce, contre 25% en 1980 souligne Daphné Chamard. Ce phénomène accroit l’isolement et l’enclavement de nombreux territoires.
Enfin, le cadre matériel du rural est plus contraignant : le relief, les conditions climatiques ou encore les horaires de la journée influencent plus fortement les déplacements.
Une dépendance croissante à la voiture, de plus en plus coûteuse pour les ruraux
Dans les territoires ruraux, la voiture reste le moyen de déplacement incontournable, et cette dépendance ne cesse de s’accentuer. D’après l’enquête nationale « Mobilité des personnes » réalisée par le Cerema en 2019 et présentée par Barbara Christian, les habitants des zones rurales parcourent en moyenne 35 km par jour, soit plus de double des distances moyennes en milieu urbain.
Cette réalité se reflète dans un taux d’équipement très élevé : 9 adultes sur 10 possèdent une voiture, et la proportion des jeunes de 18 ans titulaires du permis continue d’augmenter. Comme le rappelle Tiago Costa-Pina, cette dépendance à la voiture, combinée au dépeuplement et au vieillissement de la population, est une caractéristique commune de la ruralité dans l’ensemble des pays européens.
Mais ce modèle est de plus en plus coûteux pour les ménages. Selon Daphné Chamard, les dépenses liées à la voiture sont celles qui ont le plus augmenté entre 2017 et 2022. Pour les 10% des foyers qui n’ont pas de voiture, la situation devient encore plus critique, créant un risque d’exclusion sociale, voire d’« assignation à résidence », comme le dénonce le Secours catholique dans son rapport.
Un attachement à la voiture qui s’érode, mais des alternatives encore difficiles à adopter
Isabelle Hanifi, socio-anthropologue, durant ses deux ans d’immersion dans un village ardéchois, a réalisé des « biographies d’objets de mobilité ». Elle y a constaté la place centrale de véhicules de toutes sortes (voitures, tracteurs, motos…), mais aussi un rapport ambivalent à la voiture. Bien que cette dernière reste perçue comme indispensable aux déplacements quotidiens, l’attachement à la voiture tend à diminuer, notamment parce qu’elle devient plus difficile à réparer et moins durable.
Une expérimentation prometteuse dans le cadre de l’eXtrême Défi de l’Ademe a montré qu’il était possible d’amorcer les changements : les habitants se sont mobilisés spontanément pour créer un service d’autopartage autour d’un véhicule intermédiaire. Pourtant, la mise en œuvre d’alternatives à la voiture individuelle reste complexe. L’argument écologique, souvent jugé culpabilisant, et la contradiction entre l’injonction à « bouger plus » et celle de la sobriété renforcent la réticence au changement.
Des leviers pour transformer les mobilités rurales
Malgré ces freins, les travaux des chercheurs identifient plusieurs leviers pour engager la transition. Selon Isabelle Hanifi, les déplacements de loisirs constituent souvent le premier terrain d’expérimentation d’autres modes de transport. De son côté, Barbara Christian met en avant le rôle du tourisme, qui amène certains territoires à se doter d’équipements et services comme des navettes ou des véloroutes, réutilisables ensuite par les habitants au quotidien.
Un autre levier consiste à « aller-vers » les usagers, en rapprochant les services des habitants plutôt que l’inverse, ce qui répond à la dispersion de l’habitat. Daphné Chamard cite par exemple les bus itinérants de France Services, ou le Fraternibus du Secours populaire, qui combinent accès aux droits et aux lieux de sociabilité. Toutefois, si elle est mal conçue, cette approche peut se heurter à des résistances. Comme le rappelle Monique Poulot, la forte interconnaissance en milieu rural rend parfois la pauvreté invisible, et certains publics craignent d’être stigmatisés en utilisant un bus solidaire stationné au cœur du village. La réussite de ces dispositifs mobiles suppose donc une connaissance fine des dynamiques sociales locales, et une mise en œuvre adaptée à ces réalités.